Son
mouvement brusque lui valut une quinte de toux ravageuse dont elle
eut du mal à se remettre. Des glaires de sang atterrirent sur le
coussin. Elle les essuya comme elle put avec le morceau de coton que
Sao lui avait donné la veille, mais il en resta tout de même
quelques petites tâches sombres. Son espérance de vie était déjà
bien entamée.
« T'en
fais pas pour ça va, on les fera nettoyer. »
La
jeune femme releva la tête. Devant elle, debout dans l'encadrure de
la porte, se tenait une femme d'une quarantaine d'années, grande, à
la peau et aux yeux noirs. Un haut moulant et sans manches découvrait
ses muscles saillants, alors qu'une longue jupe cachait tout de ses
jambes, ne laissant apparaître que ses sandales en cuir. Ses ongles
étaient, en haut comme en bas, soigneusement manucurés. Son
maquillage était impeccable. Ses cheveux crépus étaient tirés
vers l'arrière en chignon basique mais volumineux. Elle n'était pas
d'une beauté particulière mais dégageait quelque chose de fort, de
chaleureux. Le charisme des grands leaders. Sa voix grave, posée,
suave, laissait transparaître un certain amusement face à
l'apparente déconfiture de Lille.
« Sao
m'a parlé de toi, alors comme ça tu rêves d'entrer à Citadelle ?
Lille, c'est ça ? Enchantée, Lille, je suis Armeny. J'espère
que tu sais à quoi tu t'engages. On va faire quelques essais, savoir
si tu corresponds à ce que je recherche. Si tu es sûre de toi, on
commence maintenant. Si tu doutes, si tu hésites à rebrousser
chemin, c'est ta dernière occasion. La porte derrière moi, c'est un
point de non retour. Je ne vais pas te mentir, une place ici se paye
cher. Ce ne sont pas les volontaires qui manquent. Sao m'a assuré
que tu étais déterminée. J'espère qu'il a raison. Pour toi. Je
cherche avant tout un mental solide.
L'expression d'Armeny se
fit plus grave, l'idée parut l'ennuyer ;
« Si tu échoues...
ma foi, tu ne seras plus en état de t'en préoccuper. »
Lille soupira lassement.
Une fois de plus, elle s'était montrée naïve. Avait-elle donc
tort d'espérer un destin meilleur ? De rêver de luxe et de
liberté ? Etait-ce trop demander ? Il lui faudrait donc,
coûte que coûte, intégrer un clan – et en l'occurrence, un clan
que l'on avait choisi pour elle. Cette idée l'avait toujours
rebutée dans le Bidonville car s'il y avait quelques avantages cela
n'impliquait pas moins d'abandonner son libre-arbitre et de se
soumettre à l'autorité de la hiérarchie en place. Elle avait beau
mener une existence misérable, elle possédait ce soupçon de
candeur qui lui permettait encore de s'émerveiller d'un rien, et
d'accorder énormément de valeur à des choses qualifiées de
futiles par ceux qui dirigeaient le monde. Le rêve n'avait sa place
qu'en Immersion, ce maudit jeu, simulâcre de réalité dans lequel
allaient se perdre les âmes sensibles. Elle avait toujours refusé
tout contact avec cette engeance virtuelle, et revendiquait chaque
jour le droit d'aimer sa vie, le monde dans lequel elle vivait, en
dépit de ce que l'on voulait lui imposer.
Chaque
soir, elle s'accordait quelques instants sur le toit de son taudis,
et retirait son masque respiratoire pour admirer les tours de
Citadelle qui se dressaient de l'autre côté du rempart. Elle
trouvait la vue magnifique, et gardait de ses quelques courses au
sein de la Ville-Etat des souvenirs mémorables. C'était beau,
c'était propre, l'air était pur, la nourriture était abondante,
les gens allaient et venaient, souriants et heureux. Il existait même
des familles où se côtoyaient plus de deux générations – au
Bidonville, rares étaient les parents qui survivaient jusqu'à la
majorité de leur progéniture. Ils étaient libres, n'avaient de
comptes à rendre qu'à eux-mêmes. Et elle rêvait de s'y faire une
place.
« J'ai
l'impression de vendre mon âme... » ricana Lille nerveusement.
Devant
le haussement de sourcil intrigué d'Armeny, elle s'expliqua ;
« J'ai
toujours refusé de rejoindre un clan, je me suis toujours battue,
parfois au péril de ma vie, pour conserver ma liberté et voilà
maintenant que... Je m'apprête à renier tous mes principes pour
avoir ma place dans cette ville qui ressemble de moins en moins à
l'image que je m'en faisais...
- Cesse de parler sans savoir. Fais ton choix, fais le maintenant. J'ai besoin d'un mental fort, pas d'une petite fille pleurnicheuse. Des comme toi, il y en a tous les jours, qui viennent, qui espèrent, qui repartent. Si Sao ne t'avait pas envoyée, tu n'aurais même pas passé cette porte. Tu es là parce que tu es envieuse, tu admires les Citadins et tu voudrais leur ressembler, parce que tu voudrais être aimée par eux comme tu les aimes. Il ne doit même pas te rester deux semaines à vivre là bas, mais ici nous pouvons te soigner. Tu es là par envie. Tu t'accroches à tes principes parce que tu culpabilises, mais tu les as déjà abandonnés depuis longtemps. C'est humain et n'importe quelle Vermine ferait pareil à ta place – tu refuses de l'accepter, mais tu es n'importe quelle Vermine, ne t'en déplaise. Je me fiche de te vexer, garde ta moue pour tes amis du Bidonville. Une place ici se mérite. Fais ton choix, fais-le maintenant. »
Lille enrageait intérieurement. Armeny avait appuyé là où ça faisait mal.
« J'accepte... »
En face d'elle, Armeny
semblait dubitative.
« J'espère
sincèrement que Sao ne s'est pas trompé... Suis moi. »
Lille se vit entraînée
dans un dédale de couloirs et d'escaliers interminables, aux murs de
béton entièrement nus, tantôt elle montait, tantôt elle
descendait si bien qu'elle ne sût rapidement plus dire si elle se
trouvait en surface ou en sous-sol. Son guide avançait d'un pas
régulier, à un rythme presque martial, et connaissait de toute
évidence ce labyrinthe par cœur. Après une interminable dizaine de
minutes à évoluer ainsi, celle-ci se décida enfin à sortir de son
silence, et à se laisser aller à quelque confidence sur un ton
léger.
« Nous ne sommes
pas un clan comme les autres, et ne t'en fais pas pour ton faste, tu
l'auras. Tu verras bien plus que ce dont tu as toujours rêvé, et tu
expérimenteras des choses dont tu n'aurais même pas osé imaginer
l'existence. En comparaison de tout ce qui t'attend... le prix à
payer sera bien peu de chose. Tu sais, dans ce monde, la liberté ne
veut plus dire grand chose. Mais tu verras... »
Le visage d'Armeny se
fendit d'un sourire malicieux, et le ton se fit celui de la
plaisanterie ;
« Tu te plairas
tellement parmi nous que tu seras heureuse de ta nouvelle condition.
On est tous passés par là, c'est un peu déroutant au début, mais
crois-moi ; il n'y a pas deux clans comme le nôtre. Tu es
tombée chez les meilleurs. »
Les deux femmes se
trouvaient désormais devant une double porte haute de trois
mètres, faite d'un alliage métallique aux teintes sombres et
irisées. Armeny posa sa main sur un boîtier fixé au mur adjacent
qui réagit immédiatement à ses empreintes. Le bruit d'un mécanisme
qui s'actionne se fit entendre et la porte s'ouvrit, découvrant une
pièce immense, d'une architecture que Lille n'avait jamais vu jusque
là. Un carrelage marbré recouvrait le sol où se réfléchissait la
lumière de quatre somptueux lustres de fer forgé desquels pendaient
des milliers de larmes de cristal. Une grande table de chêne, six
fois plus longue que large, trônait au centre, entourée de
fauteuils de bois ancien recouverts de tapisseries florales. Au fond,
un feu de cheminée donnait à la pièce une atmosphère chaleureuse,
et de nombreux tableaux décoraient les murs blancs. De part et
d'autre de la cheminée, aux extrémités gauche et droite se
trouvaient à nouveau deux portes closes immenses. La pièce était
cependant dépourvue de fenêtres, ce qui ne permit pas à Lille de
se situer exactement que ce fût dans le temps ou dans l'espace.
Armeny s'engagea dans la
salle, fit volte-face, et, levant les bras d'un ton joyeux, annonça
fièrement ;
« Bienvenue dans le
district Fantôme ! »