vendredi 29 janvier 2016

4 - Le choix

Son mouvement brusque lui valut une quinte de toux ravageuse dont elle eut du mal à se remettre. Des glaires de sang atterrirent sur le coussin. Elle les essuya comme elle put avec le morceau de coton que Sao lui avait donné la veille, mais il en resta tout de même quelques petites tâches sombres. Son espérance de vie était déjà bien entamée. 

« T'en fais pas pour ça va, on les fera nettoyer. »

La jeune femme releva la tête. Devant elle, debout dans l'encadrure de la porte, se tenait une femme d'une quarantaine d'années, grande, à la peau et aux yeux noirs. Un haut moulant et sans manches découvrait ses muscles saillants, alors qu'une longue jupe cachait tout de ses jambes, ne laissant apparaître que ses sandales en cuir. Ses ongles étaient, en haut comme en bas, soigneusement manucurés. Son maquillage était impeccable. Ses cheveux crépus étaient tirés vers l'arrière en chignon basique mais volumineux. Elle n'était pas d'une beauté particulière mais dégageait quelque chose de fort, de chaleureux. Le charisme des grands leaders. Sa voix grave, posée, suave, laissait transparaître un certain amusement face à l'apparente déconfiture de Lille.

« Sao m'a parlé de toi, alors comme ça tu rêves d'entrer à Citadelle ?  Lille, c'est ça ? Enchantée, Lille, je suis Armeny. J'espère que tu sais à quoi tu t'engages. On va faire quelques essais, savoir si tu corresponds à ce que je recherche. Si tu es sûre de toi, on commence maintenant. Si tu doutes, si tu hésites à rebrousser chemin, c'est ta dernière occasion. La porte derrière moi, c'est un point de non retour. Je ne vais pas te mentir, une place ici se paye cher. Ce ne sont pas les volontaires qui manquent. Sao m'a assuré que tu étais déterminée. J'espère qu'il a raison. Pour toi. Je cherche avant tout un mental solide. 

-Je suis prête pour les tests. Mais si j'échoue ? »

L'expression d'Armeny se fit plus grave, l'idée parut l'ennuyer ;

« Si tu échoues... ma foi, tu ne seras plus en état de t'en préoccuper. »

Lille soupira lassement. Une fois de plus, elle s'était montrée naïve. Avait-elle donc tort d'espérer un destin meilleur ? De rêver de luxe et de liberté ? Etait-ce trop demander ? Il lui faudrait donc, coûte que coûte, intégrer un clan – et en l'occurrence, un clan que l'on avait choisi pour elle. Cette idée l'avait toujours rebutée dans le Bidonville car s'il y avait quelques avantages cela n'impliquait pas moins d'abandonner son libre-arbitre et de se soumettre à l'autorité de la hiérarchie en place. Elle avait beau mener une existence misérable, elle possédait ce soupçon de candeur qui lui permettait encore de s'émerveiller d'un rien, et d'accorder énormément de valeur à des choses qualifiées de futiles par ceux qui dirigeaient le monde. Le rêve n'avait sa place qu'en Immersion, ce maudit jeu, simulâcre de réalité dans lequel allaient se perdre les âmes sensibles. Elle avait toujours refusé tout contact avec cette engeance virtuelle, et revendiquait chaque jour le droit d'aimer sa vie, le monde dans lequel elle vivait, en dépit de ce que l'on voulait lui imposer. 

Chaque soir, elle s'accordait quelques instants sur le toit de son taudis, et retirait son masque respiratoire pour admirer les tours de Citadelle qui se dressaient de l'autre côté du rempart. Elle trouvait la vue magnifique, et gardait de ses quelques courses au sein de la Ville-Etat des souvenirs mémorables. C'était beau, c'était propre, l'air était pur, la nourriture était abondante, les gens allaient et venaient, souriants et heureux. Il existait même des familles où se côtoyaient plus de deux générations – au Bidonville, rares étaient les parents qui survivaient jusqu'à la majorité de leur progéniture. Ils étaient libres, n'avaient de comptes à rendre qu'à eux-mêmes. Et elle rêvait de s'y faire une place. 

« J'ai l'impression de vendre mon âme... » ricana Lille nerveusement.

Devant le haussement de sourcil intrigué d'Armeny, elle s'expliqua ;

« J'ai toujours refusé de rejoindre un clan, je me suis toujours battue, parfois au péril de ma vie, pour conserver ma liberté et voilà maintenant que... Je m'apprête à renier tous mes principes pour avoir ma place dans cette ville qui ressemble de moins en moins à l'image que je m'en faisais...

- Cesse de parler sans savoir. Fais ton choix, fais le maintenant. J'ai besoin d'un mental fort, pas d'une petite fille pleurnicheuse. Des comme toi, il y en a tous les jours, qui viennent, qui espèrent, qui repartent. Si Sao ne t'avait pas envoyée, tu n'aurais même pas passé cette porte. Tu es là parce que tu es envieuse, tu admires les Citadins et tu voudrais leur ressembler, parce que tu voudrais être aimée par eux comme tu les aimes. Il ne doit même pas te rester deux semaines à vivre là bas, mais ici nous pouvons te soigner. Tu es là par envie. Tu t'accroches à tes principes parce que tu culpabilises, mais tu les as déjà abandonnés depuis longtemps. C'est humain et n'importe quelle Vermine ferait pareil à ta place – tu refuses de l'accepter, mais tu es n'importe quelle Vermine, ne t'en déplaise.  Je me fiche de te vexer, garde ta moue pour tes amis du Bidonville. Une place ici se mérite. Fais ton choix, fais-le maintenant. »

Lille enrageait intérieurement. Armeny avait appuyé là où ça faisait mal.

« J'accepte... »

En face d'elle, Armeny semblait dubitative. 

« J'espère sincèrement que Sao ne s'est pas trompé... Suis moi. »

Lille se vit entraînée dans un dédale de couloirs et d'escaliers interminables, aux murs de béton entièrement nus, tantôt elle montait, tantôt elle descendait si bien qu'elle ne sût rapidement plus dire si elle se trouvait en surface ou en sous-sol. Son guide avançait d'un pas régulier, à un rythme presque martial, et connaissait de toute évidence ce labyrinthe par cœur. Après une interminable dizaine de minutes à évoluer ainsi, celle-ci se décida enfin à sortir de son silence, et à se laisser aller à quelque confidence sur un ton léger. 

« Nous ne sommes pas un clan comme les autres, et ne t'en fais pas pour ton faste, tu l'auras. Tu verras bien plus que ce dont tu as toujours rêvé, et tu expérimenteras des choses dont tu n'aurais même pas osé imaginer l'existence. En comparaison de tout ce qui t'attend... le prix à payer sera bien peu de chose. Tu sais, dans ce monde, la liberté ne veut plus dire grand chose. Mais tu verras... »

Le visage d'Armeny se fendit d'un sourire malicieux, et le ton se fit celui de la plaisanterie ;

« Tu te plairas tellement parmi nous que tu seras heureuse de ta nouvelle condition. On est tous passés par là, c'est un peu déroutant au début, mais crois-moi ; il n'y a pas deux clans comme le nôtre. Tu es tombée chez les meilleurs. »

Les deux femmes se trouvaient désormais devant une double porte haute de trois mètres, faite d'un alliage métallique aux teintes sombres et irisées. Armeny posa sa main sur un boîtier fixé au mur adjacent qui réagit immédiatement à ses empreintes. Le bruit d'un mécanisme qui s'actionne se fit entendre et la porte s'ouvrit, découvrant une pièce immense, d'une architecture que Lille n'avait jamais vu jusque là. Un carrelage marbré recouvrait le sol où se réfléchissait la lumière de quatre somptueux lustres de fer forgé desquels pendaient des milliers de larmes de cristal. Une grande table de chêne, six fois plus longue que large, trônait au centre, entourée de fauteuils de bois ancien recouverts de tapisseries florales. Au fond, un feu de cheminée donnait à la pièce une atmosphère chaleureuse, et de nombreux tableaux décoraient les murs blancs. De part et d'autre de la cheminée, aux extrémités gauche et droite se trouvaient à nouveau deux portes closes immenses. La pièce était cependant dépourvue de fenêtres, ce qui ne permit pas à Lille de se situer exactement que ce fût dans le temps ou dans l'espace. 

Armeny s'engagea dans la salle, fit volte-face, et, levant les bras d'un ton joyeux, annonça fièrement ;

« Bienvenue dans le district Fantôme ! »

mercredi 6 janvier 2016

3 - L'autre monde

Beijing, résigné à veiller l'immersion de son ami, fixait son écran d'un œil perplexe. Le code avait changé du tout au tout. Il n'y retrouvait rien, pas une seule formule, pas une seule variable connue. Rien pour identifier le moindre algorithme. Ce n'était plus le même langage. Il n'avait jamais, de sa longue vie de hacker, vu quelque chose d'aussi complexe. Il tenta de prévenir Sao mais celui-ci ne l'entendait déjà plus, absorbé dans le jeu.
Eva se matérialisa dans la salle de chargement après quelques secondes, divine et fantomatique, flottant à quelques centimètres du sol dans une longue robe vaporeuse. La nouvelle tomba rapidement, portée par sa voix cristalline et maternelle ;
« Bonjour, bienvenue en Immersion 2.0. Je détecte que votre configuration est obsolète. Veuillez patienter pendant le processus de mise à jour. »
Sao la fixa d'un air interdit. Il avait peur de comprendre ce que cela signifiait. Les sensations qu'il commença à ressentir dans tout son corps le lui confirmèrent ; le plan auquel il avait participé quelques années plus tôt avait finalement été mis à exécution. Sans lui. Ses bras et ses jambes furent la cible de fourmillements intenses. Il ne fut bientôt plus en état de réfléchir de manière lucide. Il était là, debout, au milieu de cette pièce familière et différente à la fois, conscient de ce qu'il se passait autour de lui mais incapable de quoi que ce soit, sa volonté complètement anesthésiée. Cela dura une longue dizaine de minutes.
Beijing quant à lui tentait de rationaliser ses craintes. Ce n'était après tout qu'un jeu. Sao savait ce qu'il faisait, et une fois de plus, il avait simplement tenu à garder le mystère. Il reviendrait de lui-même, et tout irait bien. La seule véritable question était à propos du Das. Fallait-il l'insérer ? Fallait-il attendre encore ? Il préféra, dans le doute, ne rien faire. Ses connaissances n'étaient de loin pas aussi poussées que celles de son ami ; il était un exécutant qualifié, doté d'une mémoire impressionnante, mais il était incapable de prendre la moindre décision ou initiative. Il n'avait plus qu'à rester là et attendre.
La mise à jour effectuée, Sao retrouva assez rapidement ses marques ; il parvint même à retrouver son avatar de la version précédente, un homme d'une trentaine d'années, plutôt svelte, à la longue chevelure noire et bouclée, au teint pâle et aux yeux délavés. Ses vêtements étaient de bonne facture, ornés comme ceux des nobles aristocrates. Il quitta la salle de chargement pour se retrouver dans une autre pièce, plus grande, richement meublée. Contre un mur, un feu crépitait dans une cheminée, réchauffant l'atmosphère. Au-dehors, on pouvait entendre souffler le blizzard, dont la force faisait trembler les fenêtres. Sur un fauteuil se tenait une femme, les yeux clos. Sur ses genoux dormait un dragonnet couleur de suie. Sao la fixa quelques instants, essayant de se rappeler son nom, mais il n'y parvint pas. Il s'approcha d'elle, lui caressa le front d'une main, ramena en arrière quelques mèches de cheveux. Sa compagne virtuelle d'antan s'était de toute évidence déconnectée du jeu, et il était impossible de savoir si elle avait l'intention d'y revenir. Il se pencha pour prendre contre lui le dragonnet qui émit un grognement puis il s'accorda quelques minutes pour faire le point sur ses souvenirs, le bestiau dans ses bras. Les sensations étaient différentes, plus réelles, plus fluides, indescriptibles. Il ne ressentait plus son corps, l'inconfort de la machine dans laquelle il était allongé, il ne percevait plus rien de la pièce qui se trouvait véritablement autour de lui. La météo capricieuse était une autre nouveauté. Cela ne lui plaisait pas ; le jeu qu'il avait contribué à créer n'avait qu'un seul but, représenter le monde idéal pour ce qu'il restait de l'humanité. Des étendues de paysages verdoyants, de l'air pur, de l'eau fraîche, et un ciel infiniment bleu. Des nuits de pleine Lune, étoilées. Jamais un événement négatif. Il appréhendait de sortir, de constater l'étendue des dégâts causés par l'ambition dévorante des Nouveaux Créateurs.
Beijing l'entendit soudain hurler de douleur, et, quelques secondes plus tard, Sao était revenu au monde réel, jurant à mesure qu'il reprenait ses esprits. Il fixait le plafond d'un air dépité.
« Ca ne fonctionne pas... le Das ne fonctionne pas... je me suis fait repérer.
- Je ne l'ai pas mis. Je n'ai pas réussi à trouver le bon moment, le code a changé, j'ai préféré ne rien faire.
- Il y a eu une mise à jour, mais les boucles sont les mêmes, tu l'insères au moment où les portes de la salle de chargement s'ouvrent vers l'extérieur.
- Je n'ai pas réussi à trouver ce moment. Tiens. »
Beijing tourna l'écran vers Sao, afin de lui permettre de constater de lui-même. Il fut tout aussi perplexe.
« Ce sont à peu près les deux dernières secondes, juste avant que tu ne reviennes. J'ai essayé de localiser des variables, des itérations, mais rien, ça va beaucoup trop vite. C'est... la première fois que je vois quelque chose comme ça. Je ne sais même pas si ton truc fonctionnera.
- On trouvera un moyen. Je dois y retourner, je dois trouver la faille, contourner le bannissement.»
Sao soupira, las et mélancolique ;
« Fovéa...Son nom c'était Fovéa... mais en face d'elle ? Impossible de m'en rappeler. Meps...Meps était là aussi. J'ai eu l'impression d'être parti hier. Rien n'avait vraiment changé à l'intérieur. On étudiera le code, on reprogrammera le Das s'il le faut, ça prendra le temps que ça prendra, mais j'y retournerai, je la retrouverai et je la ramènerai.
- Depuis tout ce temps, qui plus est avec la mise à jour, comment peux-tu être certain qu'elle est toujours en vie ? Qu'ils ne l'ont pas débranchée ? »
Sao ne répondit pas. De toute évidence, il n'en savait rien. Son entreprise ne reposait que sur l'espoir – mais c'était bien la seule chose qu'il lui restait. Il ferma les yeux, exténué, et laissa Beijing le débrancher. Ce dernier était en proie à un conflit intérieur virulent ; une partie de lui était prête à se replonger en Immersion pour aider son ami, tandis que l'autre rejetait l'idée de toutes ses forces, tant la perspective de se retrouver face à ses vieux démons l'angoissait. La peur finit par l'emporter et il garda sa proposition pour lui. Il s'allongea pour dormir, envahi par la culpabilité, alors que Sao s'acharnait à trouver un sens aux quelques lignes de code qu'il avait sous les yeux – jusqu'à, lui-même, se laisser emporter par le sommeil.
Lille n'avait pas mis bien longtemps à trouver l'endroit indiqué par Sao, mais à présent qu'il ne lui restait plus qu'à faire quelques pas, et pousser cette porte noire devant elle, elle hésitait. Que trouverait-elle de l'autre côté ? Son destin était sur le point de basculer, pour quelque chose d'assurément meilleur mais à quel prix ? Malgré ses sentiments, elle savait que Sao était un être retors, et ne faisait jamais rien gratuitement. Elle avait peine à croire que le simple composant qu'elle lui avait remis valait une place à Citadelle. Pourquoi Sao n'avait-il pas gardé cette place pour lui, s'il avait le réseau suffisant pour obtenir un laissez-passer ? Les passants allaient et venaient autour d'elle, et la dardaient de leurs regards insistants empreints de mépris. Elle en dévisagea quelques uns pour se rendre compte finalement qu'en sus de ses guenilles, elle avait oublié de retirer son masque. La ville, de forme parfaitement circulaire, était entourée d'un dôme électro-magnétique, généré par ses immenses remparts extérieurs, qui protégeait l'intérieur de l'enceinte des intempéries acides et permettait de conserver l'air filtré par les divers systèmes prévus à cet effet. De manière moins officielle, il servait également à empêcher toute intrusion de Vermines via escalade des remparts.
Elle leva les yeux vers le ciel, recouvert de son éternelle couche de nuages verdâtres et épais. Voilà une chose qui ne changeait pas. D'anciennes légendes le disaient bleu. Qui savait ?
Les regards la mettaient mal à l'aise. Elle se décida enfin à entrer, ne fût-ce que pour les éviter. Comme le lui avait indiqué Sao, elle ne prit pas la peine de sonner. La porte s'ouvrit en grinçant. L'intérieur ne payait pas de mine : elle se retrouva dans un couloir aux murs délabrés, bien loin du faste auquel elle s'était préparée. Elle continua d'avancer jusqu'à déboucher sur un hall donnant sur plusieurs portes avec, au milieu, un bureau circulaire, dans un matériau qu'elle n'avait jamais vu auparavant. Un homme se trouvait assis derrière, sur un fauteuil de cuir comme on n'en faisait plus, son long nez aquilin plongé dans un livre. Il était maigre, porteur d'une barbe de trois jours grisonnante, et transpirait l'ennui. En l'entendant approcher, il se contenta de marmonner machinalement, sans prendre davantage la peine de lever les yeux de son ouvrage ;
« Déposez votre candidature dans la bannette, elle sera étudiée et si votre candidature est retenue nous vous recontacterons dans les plus brefs délais. »
Lille le considéra un instant, prise au dépourvu.
« Je... vous êtes Armeny ? »
L'homme daigna enfin lever les yeux vers elle, sans pour autant lâcher son bouquin ou manifester un intérêt soudain ;
« Vous dites ?
- Je vous demande si vous êtes Armeny ?
- Non. Etes-vous là pour me faire perdre du temps ? C'est pourtant simple ; vous voulez travailler, vous posez votre candidature dans la banette. Vous voulez nous vendre une cochonnerie ou mendier, je vous conseille de déguerpir avant que j'appelle une patrouille.
- Et ça, je le dépose où ? »
Lille tira de sous son tee-shirt, soigneusement coincée dans sa ceinture, la fameuse enveloppe remise par Sao. A la vue du courrier, l'homme de contenta de hausser un sourcil interrogatif, mais lorsque la jeune femme en sortit son contenu, à la seule vision de l'en-tête, une plume cerclée de flammes, son attitude changea du tout au tout. Il ferma son bouquin, se leva, sourcils froncés, et tendit la main pour se voir confier la fameuse carte. En sus du dessin, il y avait quelques mots que Lille ne parvint pas à déchiffrer de loin – et elle s'en voulut de n'avoir pas cherché à les lire alors que l'enveloppe était toujours en sa possession. L'homme retourna le papier dans tous les sens, puis se contenta de demander à Lille d'un ton suspicieux ;
« Où as-tu volé ça, Vermine ?
- On me l'a donné ! se défendit Lille, vexée.
- Qui ? Et pourquoi ?
- Un client, en échange d'une pièce rare que je lui ai dénichée. Ecoutez, j'ai risqué ma vie pendant deux ans pour ça. Alors arrêtez de faire semblant, je sais où j'suis, je sais qui j'cherche, soit vous l'appelez, soit vous me jetez dehors mais d'pitié arrêtez de tourner autour du pot !
- Et bien , Vermine, patiente un instant, je te prie.
- Lille. Je m'appelle Lille. »
L'homme tourna les talons sans y prêter davantage attention et prit la première porte sur sa droite. De longues minutes passèrent, durant lesquelles Lille fut plusieurs fois tentée de rebrousser chemin. Ce plan ne sentait pas bon. Le bureau d'accueil ressemblait aux bureaux d'accueil des contrebandiers ; une façade, destinée à trier les clients sérieux des charlatans ou des agents infiltrés. Venait-elle donc de mettre les pieds au sein d'une organisation crapuleuse, tenue d'une main de fer par le dénommé Armeny ? A la frontière entre le district Nord et le district Ouest, de quelle autorité corrompue dépendrait-elle ? Elle s'imagina une floppée de scénarii différents, mais aucun ne finissait bien. Son regard se posa enfin sur le livre que son hôte avait délaissé sur le bureau de chêne laqué. Elle s'en approcha, et s'attarda sur la couverture.
« La dernière génération. » Le titre l'intrigua, et l'ennui la gagnant, peu du genre à s'encombrer de bonnes manières, elle s'octroya le droit de débuter le récit. Le livre était ancien et ses pages jaunies étaient abîmées par endroit. Une narration à la première personne. Lille n'avait jusque là jamais eu véritablement d'occasion de lire autre chose que des contrats ou des notices d'instruction. Elle devrait hélas remettre à plus tard son expérimentation du roman de fiction, car à peine eut-elle fait connaissance avec le personnage principal que l'homme revint vers elle.
« Suis-moi. » dit-il laconiquement. « Et repose ça où tu l'as pris. »
Lille déposa le livre à contrecoeur puis suivit son guide au travers un dédale de couloirs et d'escaliers tous plus glauques les uns que les autres. Elle ne s'inquiéta cependant pas beaucoup ; son milieu quotidien était bien pire et au fond, elle n'avait plus grand chose à perdre, sinon la vie – mais c'eût été, de la part de Sao, se donner bien du mal pour l'entraîner là-dedans.
Enfin, ils débouchèrent dans une pièce carrée, qui, en dépit de l'état de ses murs, était confortablement meublée ; une lumière tamisée réchauffait l'atmosphère de la pièce, des coussins et tapis jonchaient le sol, et, sur une corniche un peu plus loin, des batonnets incandescents diffusaient une odeur agréable et rassérénante.
« Attends ici. Assieds-toi là-bas. »
L'homme l'abandonna à un énorme coussin marron sur lequel Lille s'affala de tout son long. Elle ferma les yeux quelques secondes avant de se redresser brusquement ; elle ne devait pas baisser sa garde.

lundi 16 novembre 2015

2 - 2.0



Cette nuit-là, Sao ne rentra pas chez lui. Il parcourut plusieurs kilomètres avant de s'arrêter au milieu d'une allée boueuse, dans laquelle on pouvait malgré l'obscurité clairement distinguer les sillons formés par les roues d'une voiture de Charognard. Les « Employés de la Mort », comme on les appelait aussi parfois. Nuit et jour, ils parcouraient inlassablement le bidonville avec leur véhicule pour ramasser les cadavres et les envoyer à la fosse commune la plus proche. Ils étaient payés par les divers clans qui se partageaient sans pitié le règne sur cette véritable jungle urbaine. C'était là un sujet qui mettait Sao mal à l'aise ; il ne pouvait se résoudre à l'idée qu'il ne lui restait probablement plus qu'une dizaine d'années à vivre, et, moins encore, égoïste qu'il était, à celle qu'un jour il finirait dans un trou, au milieu de centaines de milliers d'inconnus, sans plus de formalités. Pour l'heure, la maladie l'avait épargné, mais pour combien de temps encore ?

Il sortit de sa poche le paquet que Lille lui avait donné. A l'intérieur d'un papier de soie, une pierre grise, plate et lisse, de la taille d'un pouce, sur laquelle on pouvait apercevoir des symboles dorés. L'un des derniers Das existant sur Terre. Après deux ans de recherches, enfin, ils avaient fini par mettre la main dessus.

« Eh bien dis-donc, t'as pas peur toi... Tu devrais ranger ça. On est en terre Arzel ici, si une de leurs patrouilles te tombe dessus, on est morts tous les deux. »

En face de lui se tenait Beijing, tout droit sorti d'un trou à même le sol. Sao grommela et remit le Das dans sa poche puis suivit son complice sous la surface.

« Je n'en reviens toujours pas que tu aies pu mettre la main dessus, s'enthousiasma ce dernier en allumant sa lampe torche. »

La lumière révéla une longue galerie parcourue de canalisations de toutes formes, dont beaucoup étaient visiblement défectueuses. La légende voulait qu'autrefois, ces conduits servaient à évacuer des eaux usées jusqu'à un lieu où elles étaient traitées et rendues potables. Aujourd'hui, de tels dispositifs n'existaient plus depuis longtemps, et les tuyaux servaient d'abris aux rats et de planques aux dealers. 


« J'ai eu quelques problèmes de raccordement au réseau, confia Beijing, mais tout devrait fonctionner normalement maintenant. Tu es certain que tu ne préférerais pas te connecter dans un centre dédié ? Les Arzel en ont de très bien. Et si tu n'as pas confiance en eux, tu peux toujours aller voir les Gambe. C'est un peu plus cher mais au moins tu es certain qu'ils n'iront pas fouiller ton esprit.

-Non. Sérieusement, tu me vois me pointer dans un centre avec un Das ? « Bonjour, je viens hacker votre jeu. » »


Beijing se contenta de hausser les épaules. L'impatience commençait à le gagner. Son masque le grattait et ne suffisait pas à filtrer l'odeur infecte qui les entourait et imprégnait leurs vêtements de Vermines. Pour une fois, ils porteraient bien leur nom. Mais l'heure n'était pas à se soucier du confort. Il fallait avancer, et vite, car il n'était pas rare de tomber sur des patrouilles venues faire la chasse aux dealers clandestins.

« Ah, ça y est. »

Les deux hommes se trouvaient désormais au fond d'une impasse, bloqués par un mur de pierre. Beijing se mit à compter les briques pour finalement en identifier une qu'il descella. Il passa son bras à travers le trou ainsi formé et activa un levier. Il se retira ensuite ;

« Recule. »

Sao fit un pas en arrière juste à temps. Le faux mur pivota pour laisser une ouverture par laquelle les deux complices purent s'engouffrer. Une fois à l'intérieur d'une pièce de plusieurs dizaines de mètres carré, Beijing referma derrière eux et s'affaira à la réactivation de son système de sécurité.

« Ca n'a pas changé ici, constata Sao en s'installant sur une caisse en bois qui faisait office de chaise. »

Il retira enfin son masque et inspira un bon coup. Le système de filtration de l'air dont bénéficiait l'endroit était l'un des plus performants sur le marché qui n'avait rien à envier aux meilleures installations de Citadelle. Au centre de cette salle souterraine se trouvait une immense machine, principalement composée d'un cube de bois abritant une unité centrale et d'un fauteuil inclinable. Un écran affichait des lignes de code. Des dizaines de cables s'entremêlaient sur le sol. Beijing alluma la console géante. Sao ferma les yeux. Le ronronnement familier des ventilateurs du système de refroidissement se mit en route, comme pour fêter son retour. Il se surprit à sourire. Sans plus attendre, il prit place sur le fauteuil.

« Tu ne veux pas dormir un peu d'abord ?
- Non. Tiens, prends le Das. Tu sais à quel moment tu dois l'insérer ?
- Quand Eva t'ouvrira les portes d'e Balam-Drim. Je suivrai ta progression sur l'écran. Je te ramènerai si je détecte des anomalies. Mais si tu y vas maintenant, tu seras sans filet pendant quelques heures, parce que je reste un être humain qui a besoin de dormir.
- Connecte-moi. Après je me débrouille.
- Comme tu voudras... Mets ton casque, je vais te brancher.»

Sao s'exécuta et ferma les yeux. Beijing effectua les ultimes réglages en silence, songeur. Il avait connu le jeu à ses débuts, bien avant de rencontrer Sao, lorsqu'il n'était qu'un adolescent mal dans sa peau en quête de reconnaissance. Sauvé de justesse par un Charognard du clan Larkham, il s'était vu offrir l'opportunité d'une connexion illimitée en échange de quelques services peu recommandables.
Cela faisait bien quinze ans qu'il n'y était pas retourné. Envahi par la mélancolie, il donna à son partenaire les dernières instructions avant son grand départ ;

« Si jamais... si jamais tu y croises un Annavatar... dis-leur...dis-leur que Woofang les salue. Je ne les ai pas oubliés. Je ne les oublierai jamais.» 

Sao parut surpris du sentimentalisme soudain de Beijing mais s'abstint de tout commentaire. Il devait rester concentré. Les premières couleurs se matérialisèrent, et bientôt il se retrouva dans une salle circulaire sans fenêtres, aux murs de pierre, au bord d'un petit bassin de lumière. Il fronça les sourcils. Quelque chose avait changé. La couleur était moins intense. Les runes sur les murs, auparavant parcourues d'ondes d'énergie luminescentes n'étaient plus que des gravures sans vie. Il eut un mauvais pressentiment.



mercredi 17 septembre 2014

1 - L'Enveloppe.

«Pourquoi. »

Lille se tenait là, droite, les bras croisés, le torse bombé pour paraître plus grande, les yeux plissés pour dissimuler leur humidité et quelques larmes de frustration refoulées. Debout face à elle, Sao, imperturbable, n'avait que faire de ses reproches et de ses craintes. Il prit tout de même, par pitié peut-être, la peine de lui répondre, d'un ton las ;

« J'y ai laissé des choses. Je dois y retourner, finir le travail que j'y ai entamé. 
- Mais ce n'est qu'un jeu, un stupide jeu ! DANGEREUX ! hurla Lille excédée. »

L'air lourd et chargé d'acides de Citadelle eut raison de ses poumons et la contraignit à une toux violente. Elle jura en écrasant du pied les quelques gouttes de sang noirâtre qu'elle venait de cracher avant de tomber genoux à terre, prise d'une faiblesse soudaine. Elle eut le malheureux réflexe de s'essuyer les yeux avec ses mains désormais pleines de fange. Sao la fixait avec une tristesse étrange, et pour la première fois depuis le début de leur entrevue, il y eut sur son visage autre chose que de l'agacement ou de la lassitude. Il s'accroupit à côté d'elle pour lui tendre un vieux carré de coton pour s'essuyer ;

« Remets ton masque, murmura t-il. Tu te fais du mal pour rien. Tout ce que tu gagneras à t'acharner, c'est la mort. »
Au pied du mur devant l'évidence, Lille n'eut d'autre choix que de remettre son masque filtrant qui lui recouvrait l'ensemble du visage et limitait son champ de vision. Elle l'avait retiré sous le coup de la colère, quelques instants plus tôt, lorsque Sao lui avait annoncé ses intentions – et déjà Citadelle le lui faisait payer très cher. Avec ses ultimes forces, elle s'agrippa à lui et le supplia une dernière fois de ne pas mettre ses plans à exécution. De ne pas l'abandonner. Il la repoussa délicatement ;

« Je ne suis pas celui que tu espères, Lille. Je me fiche des sentiments, je me fiche de ce monde comme de l'autre. La seule chose qui m'importe, c'est moi-même. Et ce que j'ai à faire là-bas.»

Il se releva pendant qu'elle se mettait à pleurer.

« Mais j'ai quand même quelques principes. Tu auras ce que je t'ai promis. Si tu ne crèves pas à force de rester par terre. »

Elle l'insulta du regard. Comment pouvait-il se montrer si abject envers elle après lui avoir fait miroiter si longtemps un possible rapprochement ? Maintenant qu'elle lui avait apporté ce qu'il voulait, que cette quête de deux longues années touchait à sa fin, n'avait-il donc plus aucune considération pour elle ?

"
C'est toi qui vois.»
Il lui tendit la main. Elle savait que c'était là la dernière chance qu'il lui offrait, et si sa fierté lui hurlait de l'ignorer, sa raison la poussa à l'accepter. Il n'était pas de ceux qui insistent. Lille tremblait et peinait à tenir sur ses jambes mais prit sur elle pour avancer. Il la soutint jusqu'à arriver chez elle, dans une cabane de fortune à l'extrémité Ouest du grand bidonville en périphérie de Citadelle. Une fois à l'intérieur, il l'aida à s'allonger. Lille essayait d'y trouver quelque signe d'affection mais elle savait pertinemment que ce n'était là que pur pragmatisme ; s'il prenait soin d'elle, c'est qu'elle lui serait peut-être encore utile par la suite. Du moins elle l'espérait.Sao tira ensuite de son gilet miteux une longue enveloppe de couleur crème, d'un papier épais et doux comme le velours, qui dégageait une odeur bien différente de tout ce que Lille avait pu connaître jusque là. C'était une odeur douce, apaisante, reproduction synthétique parfaite de bois de santal. Elle retira son masque pour mieux sentir. Lille avait beau être une Vermine, elle avait su se faire quelques contacts utiles à sa survie et son taudis avait été suffisamment bien isolé pour permettre une respiration naturelle sans trop s'exposer à la contamination – un véritable luxe.Sao lui donna ensuite ses ultimes instructions avant de s'en aller ;

« Tu vois la grande tour de verre au Croisement des Victoires ? A côté, il y a un petit bâtiment sans fenêtres au rez-de-chaussée. Deux portes. Tu pousses la porte noire – tu n'auras pas besoin de sonner. Tu avances jusqu'à l'accueil, et tu demandes Armeny. Ils feront semblant de ne pas comprendre de quoi tu parles. Dans cette enveloppe, il y a une carte. Tu leur montreras. Ils te mèneront à Armeny. Et on sera quittes. »

Résignée à le voir disparaître, épuisée par la maladie, Lille se contenta de soupirer une dernière fois, puis de fermer les yeux. Elle put entendre ses pas jusqu'à la porte, le grincement de celle-ci. Puis le silence. La solitude. Elle s'endormit, en proie à la tristesse de voir s'en aller la seule personne envers qui elle éprouvait quelque affection et à la frustration de se rendre compte que cette complicité tant fantasmée n'était qu'une chimère, un plaisir à sens unique. Elle devait se reprendre. Revenir à cette règle essentielle de survie que Sao n'avait que trop raison d'appliquer ; chacun pour soi. Les sentiments ne trouvaient plus leur place dans ce monde où la moindre faiblesse pouvait être fatale. Ses égarements n'avaient déjà que trop réduit son espérance de vie. Il était temps pour elle de reprendre en main son destin, d'oublier ces deux dernières années de vains espoirs et de se concentrer sur ses ambitions ; obtenir la citoyenneté au sein de l'impitoyable Citadelle.